Une jeune fille sous un voile
Nos grands-parents s’en souviennent avec émotion, eux qui attendaient impatiemment, et parfois une certaine anxiété, l’arrivée de ce personnage mystérieux, appelé Chrischtkindel à Strasbourg, Chrischtkindle ou Chrischtkindala plus au sud.
Selon les familles, ce n’était qu’une apparition furtive, à peine entraperçue derrière la fenêtre et laissant les cadeaux au pied du sapin. « Chrischtkindel esch Komma » disait-on aux enfants qui n’avaient pu que deviner sa silhouette blanche.
Ailleurs, c’était une jeune fille au visage dissimulé sous un voile blanc qui entrait dans la maison pour distribuer les présents. Pour donner corps au personnage, on faisait appel à une personne proche, la sœur aînée ou une jeune voisine. Parfois même, c’était la maman qui jouait ce rôle.
Un envoyé particulier
Que l’Enfant Jésus soit ainsi personnifié par une jeune fille ne semblait étonner personne tant le caractère merveilleux de cette apparition effaçait toute notion d’invraisemblance. L’esprit de Noël étendait son mystère sur l’événement et ce qui était évoqué ou suggéré comptait davantage que la réalité formelle.
De fait, même si la frontière entre les deux restait mince, ce Chrischtkindel était sensé n’être qu’un émissaire, travaillant en quelque sorte par « délégation ».
Cette différentiation transparaît dans une comptine récitée à Mulhouse:
« Chrischtkindala liabs, (…) Bring mir Apfala un Nussa un o nitt s’Bubbala vergiss… »
« Chrischtkindala bien-aimé, apporte-moi des pommes et des noix et n’oublie pas non plus le poupon … »
En effet, ce n’est qu’après le passage du Chrischtkindle que la figurine symbolisant l’Enfant Jésus pouvait faire son apparition au sein de la crèche.
A Rouffach, on essayait de s’attirer les grâces de cet Enfant en lui récitant doucement :
« Jesus Kendala, nehm a Schrettala, üs em Kreppala, en mi Harzala »
« Enfant Jésus, viens à petits pas, depuis la crèche jusqu’à mon petit cœur »
Une vision féerique
Un doux son de clochette signalait la venue du Chrischtkindle, silhouette vêtue de blanc et couronnée de feuillages où s’entremêlaient des motifs d’étoiles en papier doré. Par endroits, cette couronne s’augmentait de bougies allumées. Dans la « Stube », embaumée par l’odeur du sapin, installé depuis la veille seulement, l’heure était à la joie simple.
Les enfants chantaient une comptine pour accompagner l’attente :
« Chrischtkindlee, Chrischtkindlee, Kumm dü züe uns erin,
Mer han e frisches Heubindele, Un au e Gläsele Wie.
E Bindele für’s Esele, Für’s Kindele e Gläsele
Un bette kenne mer au. »
« Enfant Jésus, viens donc chez nous,
Nous avons une gerbe de foin frais ainsi qu’un verre de vin
La gerbe pour l’âne, le verre pour l’enfant. Et prier, nous le pouvons aussi. »
L’Enfant et son cortège
Que l’Enfant Jésus puisse boire un verre de vin ne choquait alors personne. (Il est vrai qu’il n’était pas rare dans certaines familles d’ajouter quelques gouttes de schnaps dans les biberons !)
Après tout, voyager en hiver demandait du réconfort. De même que l’âne, qui avait la rude tâche de transporter les piles de cadeaux.
Dans les pays germaniques, l’Enfant est ainsi souvent représenté conduisant un traîneau ou un char, entouré d’un cortège d’anges, équipage féerique venant dispenser ses bienfaits aux petits enfants.
Une dualité des apparences
A Nuremberg, son aspect se rapproche même davantage de celle d’un ange puisque la jeune fille qui tient le rôle apparaît couronnée d’or et munie de grandes ailes dorées.
Une rivalité religieuse pour origine
Pour les historiens, l’origine de ce personnage d’Enfant Jésus, apportant à Noël des cadeaux aux enfants, est à trouver dans la rivalité apparue au moment de la Réforme à propos de Saint Nicolas, personnage entouré d’une grande dévotion dans une grande partie de l’Europe jusqu’en Russie.
Entre autres miracles, on lui prête d’avoir ramenés à la vie trois enfants assassinés par un boucher. Geste spectaculaire qui valu à sa fête de se transformer au fil du temps en un jour où douceurs et sucreries étaient distribués aux enfants.
Transfert de pouvoir
Passée à la Réforme, Strasbourg ne pouvait continuer à honorer un saint catholique. Les autorités religieuses décidèrent de remplacer le bonhomme débonnaire par l’image idéalisée du Christ Enfant. Avec pour prétexte, le fait que le don d’un Enfant divin était le plus beau cadeau qui pouvait être fait aux hommes. Et donc à fortiori aux enfants !
Exit donc le Saint Nicolas et place au Chrischtkindle, abréviation de “Christus als Kind“, le Christ sous les traits d’un enfant. Lequel devint le nouveau dispensateur des cadeaux qui n’étaient plus distribués au début du mois de décembre mais au moment de la fête de Noël, le 25 décembre, jour de naissance du Christ.
Le Chrischtkindlemark
Il était plus difficile de supprimer le grand marché qui se déroulait à Strasbourg lors de la Saint-Nicolas. Trop installé dans les traditions et habitudes commerciales, il fut remplacé à partir de 1570 par le Chrischtkindlesmark, (le marché de l’Enfant Christ).
La tradition de ce marché traversa les siècles, se déplaçant des abords de la cathédrale à d’autres places de la ville à mesure de son extension.
En 1785 , la baronne d’Oberkirch, aristocrate alsacienne, raconte:
« Nous passâmes l’hiver à Strasbourg et, à l’époque de Noël, nous allâmes comme de coutume au Chrischtkindlemarckt. Cette foire, qui est destinée aux enfants, se tient pendant la semaine qui précède Noël et dure jusqu’à minuit. »
Une inversion des traditions
En évoluant, les traditions ont procédé à une curieuse inversion des rites et croyances. Car ce sont les régions germaniques à majorité catholique (sud de l’Allemagne et Autriche) qui se sont le plus appropriée la tradition du Chrischtkindle, à l’opposée des contrées protestantes du nord de l’Europe où c’est toujours Saint Nicolas qui procède à la distribution des cadeaux.
Santa Klaus, partenaire du Chrischtkindle ?
Ayant traversé l’Atlantique avec les émigrants, Saint Nicolas est peu à peu devenu Santa Klaus, personnage laïc qui doit en particulier sa célébrité à une marque de soda bien connue. Habillé en rouge et de blanc, aux couleurs de la firme, il y a fait table rase des traditions européennes pour se transformer en un pur produit commercial.
Un personnage énigmatique
Faisant le voyage retour vers la vieille Europe, ce « Père Noël » s’est retrouvé opposé, dans les pays anglo-saxons, à la tradition du Chrischtkindel.
Une étrange osmose s’est alors opérée, créant l’image d’un personnage barbu à l’origine indéterminée, accompagnant l’Enfant ou tirant son traîneau. Sorte d’oecuménisme né à la fois de la magie de Noël et du désir de défendre les traditions locales.
L’association est encore plus étroite dans les régions où traditions chrétiennes se frottent aux mythes slaves, les deux personnages y apparaissant à parité, Nous ne sommes plus très loin du « Ded Moroz », Bonhomme Hiver issu de la tradition russe.
La Sainte Lucie, cousine nordique
On ne saurait parler du Chrischtkindle sans mentionner sa cousine suédoise, Sankta Lucia dont la célébration donne lieu à de nombreux cortèges et réjouissances dans le pays. La ressemblance entre les deux est des plus frappante, sans qu’un lien réel puisse être établi.
En effet, si la tradition alsacienne du Chrischtkindle est identifiée et datable (16è siècle), celle de Sankta Lucia, bien que basée sur des mythologies anciennes, semble ne remonter qu’à la fin du 18ème siècle. Très populaire dans les pays nordiques (Suède, Danemark, Norvège, Finlande, Islande), cette fête y réactualise les fêtes païennes où la lumière jouait un grand rôle.
Une sainte martyre
Le retour de la lumière
Un dicton célèbre fait ressortir ce lien particulier :
« à la Sainte-Luce, les jours croissent du saut d’une puce ».
Allégation qui peut surprendre puisqu’au 13 décembre, date officielle de la sainte Lucie, la durée du jour n’apparaît pas modifiée.
Pour la comprendre, il faut se rappeler le changement de calendrier intervenu au 16è siècle, le calendrier grégorien prenant le pas sur le calendrier julien, d’où un décalage de date. Avant cette réforme, la fête de Sainte Lucie correspondait au 26 décembre, date à laquelle le jour recommence en effet à augmenter » d’un saut de puce » !
(Petit aparté personnel : les Jocelyne sont également fêtées le 13 décembre !)
Le Sol Invitus du 25 décembre
De tous temps, la période du solstice d’hiver a été l’occasion de nombreux rites et célébrations.
Au 3è siècle, l’Empereur romain Aurélien initia le culte de Sol Invictus, « soleil invaincu », entité très populaire parmi les armées du Rhin et du Danube. Cette idéologie qui s’appuie sur le culte de la lumière et du soleil et reprend d’autres rites associés au dieu Apollon, sera institutionnalisée à travers la date du 25 décembre, jour du solstice d’hiver, « Dies Natalis Invicti Solis », le jour du soleil renaissant.
Le jour du soleil
Le culte de Sol Invictus resta longtemps vivace dans les armées romaines ainsi qu’auprès des successeurs d’Aurélien. Au 4è sièce, Constantin Ier, converti au christianisme mais ancien adorateur du dieu, fait du Jour du Soleil, le jour de repos officiel du calendrier romain.
De ce » dies solis » est issu l’anglais Sunday et l’allemand Sonntag, les cultures anglo-saxonnes restant plus longtemps marquées par le paganisme. Dans les pays chrétiens de tradition latine, il a donné » dies dominicus », le jour du Seigneur qui est devenu notre dimanche.
Un dieu chrétien né le 25 décembre
Bien que devenue religion officielle de l’Empire romain au IVe siècle, le christianisme mis longtemps à s’imposer. Nombres de rites païens gardaient une grande popularité parmi les populations ayant l’habitude de se référer au rythme naturel des saisons, avec les solstices d’hiver et d’été comme point de repère.
Les rites chrétiens se sont calqués sur ces traditions séculaires, transformant entre autres le culte du soleil renaissant du 25 décembre en commémoration de la naissance du Christ, vu comme le nouveau soleil triomphant de la mort.
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Un grand merci à toutes celles et ceux qui ont accepté, certains avec beaucoup d’émotion, de partager leurs souvenirs d’enfance pour nourrir cet article.
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Références
- Folklore et tarditions en Alsace – ouvrage collectif -Editions SAEP Colmar Ingersheim -1973
- Nos Petits Alsaciens Chez Eux – Paul KAUFFMANN -Edité par Jean-Pierre Gyss -Strasbourg (1983)
- Mémoires de la baronne d’Oberkirch – Coll. Le temps retrouvé – Editions Mercure de France. 1989
- Noël-Wihnachte en Alsace, rites, coutumes et croyances – Gérard LESER – Editions du Rhin – Mulhouse. 1989.
- Une enfance en Alsace 1907/1918 – Elsa Rossignol – Editions Sand. 1990
- Saisons d’enfance en Alsace – Antoine Kocher – Editions du Bastberg. 1995
- Noël en Alsace – H.J. Troxel – Editions du Bastberg – 1999
- Mille ans d’histoires, de légendes et de traditions orales – Auguste Stoeber Editions Cayelles – 2008
- Noël en Alsace – Rites, coutumes et croyances – Edition revue et actualisée- Gérard LESER – Éditions Degorce, Munster 2018
Liens
https://alsaciae.org/2019/12/22/tradition-de-noel-viste-de-Chrischtkindle-hans-trapp/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Calendrier_julien
https://www.location-costumes.com/blog/ste-lucie-Chrischtkindle-lumieres-hiver/
https://thejesusquestion.org/2015/12/14/instead-of-santa-christkindl/
https://en.wikipedia.org/wiki/Christkind
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sainte-Lucie_(fête)
https://books.openedition.org/pup/7037?lang=fr
JF
6 janvier 2021Décidément ton blog est bluffant.
Alles güeta zum Neïjohr….
Vincent
22 décembre 2020Passionnant, comme toujours ! On attend le prochain opus avec gourmandise !
Il existe de très beaux exemples de Krischtkindle en Lusace…