Avec mon tablier blanc

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Jusqu’à la seconde moitié du 19è siècle, le tablier porté par les alsaciennes était fait le plus souvent d’une simple toile blanche, soigneusement plissée et amidonnée. Si d’autres étoffes plus riches, en soie ou satin broché, sont venues par la suite s’y substituer, le tablier blanc a longtemps gardé une valeur symbolique particulière, accompagnant le costume des jeunes filles lors des rassemblements festifs ou célébrations religieuses. Les conscrits l’ont par la suite intégré à leur tenue, lui donnant une dimension plus ambiguë.

Un indicateur social

Sous l’Ancien Régime, associer un tablier à son costume n’est pas un geste anodin. C’est la marque des gens du commun, des artisans ou de la petite bourgeoisie mais également celle des domestiques.

Costume de servante vers 1780 – Galerie des modes et costumes français.

 

Un élément distinctif révélé par Marivaux dans la pièce le Jeu de l’Amour et du Hasard. Il y met en scène la jeune Sylvia, d’un milieu social que l’on devine très aisé, et qui décide de se faire passer pour sa servante afin de tester les qualités du jeune homme qu’elle doit épouser.

A la fin du Ier acte, son père, mis dans la confidence, lui conseille de hâter son changement de toilette avant de recevoir son promis. Ce à quoi Sylvia lui rétorque :

Il ne me faut presque qu’un tablier.″

Cette phrase, en apparence très anodine, exprime toute la symbolique qui s’attache alors à cet accessoire vestimentaire.

Et la manière dont, par sa simple présence, il est un déterminant du statut social des personnes qui le portent. Du moins dans l’espace culturel français.

Pièce de Marivaux. Les divers personnages sont reconnaissables à leur costume, celui de la servante se remarquant grâce à son tablier.

 

Jeune fille d’Augsbourg vers 1700 – Gravure sur cuivre de Jeremias Wolff-1663-1724 – Augsburger Trachten vor historischen-Wahrzeichen der Stadt Augsburg.

Une importante différence culturelle

Ce qui en France revêt une dimension discriminante n’est pas vécu de la même manière dans le monde germanique, bien au contraire. Dans les pays allemands, les habitudes vestimentaires sont moins sujettes aux extravagances et changements fréquents qui sont la marque de la mode française.

On se doit d’y respecter une vision très hiérarchisée du costume, en harmonie avec les règles sociales en vigueur. En dehors d’une mince élite nobiliaire, le tablier y est donc incontournable de la tenue féminine, incarnant l’esprit de sobriété et de rigueur propre à l’élite majoritairement bourgeoise de l’époque.

Pour les jeunes filles, il est souvent de couleur blanche, signe de leur état particulier et de leur respect des conventions.

Une symbolique à laquelle l’Alsace va rester culturellement attachée malgré les changements politiques et les évolutions de la mode. Devenue française, elle n’en demeurera pas moins fidèle à cette habitude, le port du tablier continuant d’y être perçu comme indispensable au costume.

 

Ci-dessous, trois exemples de l’évolution du costume féminin en Alsace du 16è au 19è siècle. On y observe le passage d’une mode à l’autre et comment le tablier s’y est adapté.

 

A Trachtenbuch Habitus Praecipuorum – Jost Amman – 1577.

 

BNU Strasbourg n° NIM01088

 

Paysanne du Kochersberg – Auguste Pichon – BNU Strasbourg n°NIM00923

Lire aussi à ce sujet: ″La mode française revisitée par les alsaciennes.″

Une tradition bien ancrée

Jeune jardinière début 19è siècle – Broderie sur parchemin – Musée Alsacien Strasbourg

La fin de l’Ancien régime ne modifie pas cette habitude. Au long  du 19è siècle, le tablier blanc reste un élément récurent du vestiaire des jeunes paysannes alsaciennes.

 

Danse paysanne dans le Korchersberg – fin18e – Une des danseuses, sans doute une jeune fille, se signale par son tablier blanc – peinture anonyme – Mus. Alsacien – Strasbourg

 

Sa blancheur, pas toujours facile à maintenir, (d’où l’importance de son aspect immaculé.) est autant un rappel du statut social de sa propriétaire qu’un indicateur de ses qualités ménagères.

Il apparaît ainsi tout au long du siècle sur de nombreux dessins et illustrations ainsi que dans les différentes compositions et peintures dites ″de genre″ des artistes alsaciens.

Bal pendant un mariage paysan – Composition où se retrouvent de nombreux éléments empruntés à d’autres peintres de la même époque – Benjamin Vautier – 1870 env.

Ils y restituent, avec souvent beaucoup de minutie, des plis soigneusement amidonnés et repassés, des incrustations de dentelles et broderies. Détails qui soulignent l’importance accordé à son aspect, lequel dépasse le simple usage domestique.

 

Jeunes filles sur une balustrade – Calendrier 1910 (détail) – Charles Spindler.

 

Dessin de F.Lix – BNU Strasbourg NIM00924
Bel exemple de tablier à plis amidonnés et entre-deux de dentelle – Le berceau – Camille Pabst – Coll. Particulière.

 

Jeune fille de Steinseltz en tenue du dimanche – Lithographie C. Spindler – BNU Strasbourg NIM00972

 

Jeunes gens se rendant au Meesti – Lithographie de Charles Spindler – BNU Strasbourg NIM23869.

Un symbole festif.

Dans la seconde partie du 19è siècle, malgré l’arrivée de tissus nouveaux tels que satins brochés et soieries diverses, le tablier blanc conserve toute sa valeur symbolique auprès des jeunes filles.

Elles s’en parent pour se rendre au Meesti et aux bals qui s’y déroulent, Sa blancheur met en valeur les couleurs vives du costume traditionnel et offre un beau contre-point aux grandes ailes de la coiffe.

 

″Messtimaidle″ à Alteckendorf, reconnaissable au nœud de rubans et à la cuillère de bois fixés à son corsage – BNU Strasbourg NIM12990

 

Messti en 1906 à Altenkendorf – Les jeunes filles en tablier blanc encadrent le couple central du ″Messtibursch″ et de la ″Meestimaidle″ (couple élu symboliquement comme rois de la fête) – NIM11742

Processions religieuses

L’image de la jeune fille en tablier blanc est également incontournable des célébrations et pèlerinages qui jalonnent l’année religieuse et les traditions villageoises.

Jeunes filles de Bitschhofen- Chacune porte entre les ailes de sa coiffe une couronne de cliquant, symbole de virginité – BNU Strasbourg NIM11657
Jeunes femmes de Geispolsheim en tenue de fête – Photographie de Charles Spindler.

Les célébrations mariales sont l’occasion de longs cortèges qui les voient arborer d’amples tabliers de dentelles dont l’aspect n’est pas sans rappeler les ornements qui ornent dans le même temps les devants d’autels.

C’est particulièrement le cas de la procession de la Fête Dieu de Geispolsheim. Revitalisée à la fin du 19è siècle, elle a fait l’objet de nombreuses représentations picturales ou photographiques de la part des peintres et dessinateurs alsaciens, le ″clou″ de la fête étant le contraste visuel saisissant des jeunes filles défilant en coiffe rouge et tablier blanc.

La fête Dieu à Geispolsheim – Dessin P. Kauffmann.

Un usage transgressif ?

De manière curieuse, les conscrits s’emparèrent de ce tablier blanc pour s’en faire un attribut spécifique.

Une appropriation assez tardive puisqu’elle ne semble apparaître qu’à la fin du 19è siècle et dont l’origine pose question. Faut-il y voit un geste transgressif, les jeunes conscrits ayant pour habitude de se livrer à de nombreuses frasques et débordements avant leur départ pour l’armée ?

On pense ici aux traditions carnavalesques qui voyaient certains jeunes hommes se travestir avec des éléments du costume féminin.

Conscrits de Geudertheim en 1932.

 

Dans certains villages, il fait aussi partie de la tenue des garçons d’honneur qui, accompagnés de leurs partenaires féminines, parcourent le village à l’occasion des noces et forment le cortège qui entoure les jeunes mariés.

Conscrit se rendant à la fête, entouré de ses partenaires féminines – dessin de P.Kauffman – BNU Strasbourg NIM22770

 

Cortège des noces à Engwiller – Jeunes filles d’honneur et conscrits invités aux noces parcourent le village portant quenouille enrubannée et rouet – BNU Strasbourg NIM23196

Une origine militaire ?

Il est possible que ces comportements soient d’origine militaire, les jeunes hommes s’inspirant du tablier blanc porté par certains corps de sapeurs dans les armées napoléoniennes.

 

Uniforme de sapeur 2e-régiment des-conscrits de la Garde Impériale 1er Empire-1809-1810.

 

Costume de conscrit alsacien avec chapeau fleuri, tablier blanc et bâton de sergent major – Musée alsacien Strasbourg.

 

Une influence qui transparait à travers l’utilisation d’autres attributs militaires tels que drapeaux et bâtons de sergent major.

 

Elle se fait par ailleurs sentir, dans un autre registre, à travers les rangées de boutons qui ornent les revers de veste et de gilets du costume masculin.

La disparition du service militaire obligatoire n’a pas fait complètement disparaître la tradition des conscrits, laquelle est plus ou moins entretenue par les jeunes gens de certains villages. Mais le tablier blanc y est maintenant le plus souvent troqué contre un chapeau de cow-boy.

*

Un tablier blanc qui n’accompagne plus non plus le costume des jeunes filles dans les groupes alsaciens. On lui préfère une version plus standardisée en satin broché ou à motifs fleuris.

Qui pour redonner vie aux plis soigneusement amidonnés avec entre-deux de dentelle qui faisaient la fierté des demoiselles à marier ?

 

 

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Documentation:

  • Paul Kauffmann – ″L’Alsace traditionaliste″. Paru en 1931
  • A Laugel et Ch.Spindler – Costumes et coutumes d’Alsace – Editions Alsatia 1975
  • Folklore et tradition en Alsace – Ouvrage collectif – Editions SAEP Colmar-Ingersheim 1973
  • Marguerite Doerflinger – Le livre d’heures des coiffes d’Alsace – Editions Oberlin – Strasbourg. 1981
  • Jean-Marc Schlagdenhauffen – Le costume paysan de Uhrwiller – Préface de Georges KLEIN – Uhrwiller 1992
  • Jean Luc Eichenlaub – Christian Kempf – Vues d’Alsace – Fond photographique Braun – Editions du Belvédère – 2013

Liens:

https://journals.openedition.org/alsace/2381

https://www.geudertheim.fr/cultureloisirs/culture-dialectale/hier-et-aujourd-hui/1067-de-massdi-le-messti

https://www.cc-basse-zorn.fr/FR/Decouvrir/Arts-traditions-populaires/Tradition-messti-ses-conscrits.html

https://www.dalsaceetdailleurs.com/2021/05/26/le-conscrit-alsacien-et-la-conscription/

 

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1 commentaire
  • Vincent ROUSSEL
    25 août 2024

    Encore un article magistral passionnant !