Un personnage étrange
Dans ce coin d’Alsace appelé Dreyeckland, les jeunes gens du village d’Attenschwiller promènent à travers les rues un bonhomme habillé d’un costume de paille qu’ils surnomment ″Butzimummel″.
Par cette capture symbolique, ils démontrent leur vaillance et leur entrée dans l’âge adulte. Moyen d’aller ensuite quémander des provisions ou quelques pièces auprès de la population locale.
Un nom variable
A Attenschwiller, ce Butzimummel habillé de paille tiendrait son nom d’un génie maléfique, appelé dr’Butzmann, dont les villageois disaient qu’il hantait les puits et fontaines.
Une période particulière
Le moment choisi pour ce joyeux défilé n’est pas anodin puisqu’il se situe à la fin de l’hiver (plus précisément à la mi-carême), période à laquelle se pratiquaient autrefois de nombreux rituels destinés à chasser les mauvais esprits.
Ceux-ci étaient représentés par des personnages à l’apparence grotesque, défilant en cortège plus ou moins organisé en se livrant à des outrances diverses auprès des personnes rencontrées. Le Carnaval est né de ces traditions qui venaient marquer la fin de l’hiver et le retour du printemps.
Des rituels très anciens
Les individus masqués qui défilent de nos jours au milieu des confettis ne sont plus que la lointaine réminiscence de ces rites ancestraux parmi lesquels la chasse à l’ours tenait une place très importante.
Ils y voyaient l’incarnation même du cycle des saisons. En sortant de sa tanière, l’ours personnifiait la libération des forces vitales mais aussi celle les mauvais esprits emprisonnés par l’hiver.
Cette chasse marquait pour les jeunes hommes le passage à l’âge adulte et s’entourait de rituels parfois sanglants, dont les premiers évangélisateurs furent les témoins horrifiés.
Ces pratiques se ritualisèrent peu à peu en des simulacres de chasse comportant un ou plusieurs individus, vêtus de peaux de bêtes, prenant une apparence mi-homme, mi-animal. ″Capturés″ puis exhibés devant la population, ils se livraient à des démonstrations bruyantes et parfois violentes, soulignant le caractère bestial de leur personnage. Parmi les spectateurs malmenés, les femmes et les jeunes filles faisaient l’objet d’une ″attention″ toute particulière, avec des tentatives de rapts, voir de viol.
L’ours pyrénéen
Ces rites étranges se perpétuent encore de nos jours sur les deux versants des Pyrénées.
Dans le pays basque espagnol, les villages de Zubieta ou Arizkun voient se dérouler, vers la fin du mois de janvier, un étrange jeu de poursuites entre un personnage déguisé en ours et un meneur armé d’un bâton.
le Hartza (ours en basque) et son gardien parcourent les rues, le faux animal, recouvert de peaux de mouton et de chaînes, s’échappant régulièrement pour se mêler à la foule des carnavaliers. Bousculant tout sur son passage, il reçoit de son gardien, à chaque fois qu’il est rattrapé, de nombreux coups de bâton.
Le versant français n’est pas en reste. Dans le Haut Vallespir (Pyrénées-Orientales), plusieurs villages perpétuent, à la fin de l’hiver, une traditionnelle chasse à l’ours pendant laquelle les passants (mais surtout les femmes et jeunes filles) se voient enduire le visage d’un mélange de suie et d’huile en signe de chance ou de fertilité.
Le rituel des Lupercales
Une fête chasse l’autre
Presqu’à la même période, des fêtes dédiées au Dieu Pan (dieu de la fertilité, personnage mi-homme mi-bouc) voyaient se dérouler dans les rues de Rome des processions nocturnes accompagnées de flambeaux.
On les allumait également pour accompagner les malades à l’agonie. Selon un dicton de Franche-Comté :
″Celui qui la rapporte chez lui allumée, pour sûr ne mourra pas dans l’année.″
Une lutte d’influence
Le Christianisme des premiers siècles eut fort à faire pour contrer ces anciennes pratiques.
L’expression, un peu désuète, ″Faire carême-prenant″ est restée dans la langue française comme le synonyme de comportements excessifs et grossiers. Par extension, être habillé comme un ″carême-prenant″ désignait une personne mise d’une manière particulièrement fantaisiste ou ridicule.
Une cohorte de saints
Pour contrer ou du moins canaliser ces excès, l’Église mit en place sur cette période un calendrier serré de fêtes et commémoration de saints et saintes devant se substituer aux diverses divinités issues du Panthéon pré-chrétien.
L’image magnifiée du Christ, glorieux vainqueur des Enfers et messager de vie, apparaissait plus conforme aux préceptes de la foi chrétienne que celle de l’ours, renaissant à la vie après sa longue hibernation, telle que célébrée par les peuples païens. La doctrine chrétienne prônant la supériorité de l’homme sur les animaux ne pouvait que rejeter avec horreur une interprétation aussi bestiale du cycle de la vie.
Mais, le vernis apposé par la tradition chrétienne eut bien du mal à supplanter les anciens mythes et pratiques ancrés dans le paysage culturel européen, comme celui des hommes sauvages et autres créatures proches du surnaturel ressurgissant dans les rues à la période du Carnaval.
Hommes et ours de paille
La tradition des personnages de paille est encore très présente dans plusieurs régions allemandes.
Là, ce ne sont pas moins de cinq ″Strohbären″ (ours de paille) qui déambulent en cortège dans les rues, le mercredi des Cendres.
Il est intéressant d’observer que si la plupart du temps, ces personnages de paille ont un rôle assez passif, défilant de manière pataude au milieu de la population, par endroit ils adoptent une attitude plus agressive.
Avec pour résultat, des allures plus ou moins compactes.
Ainsi à Brigachtal (versant est de la Forêt Noire), les hommes de paille se promènent avec une sorte de fléau dont ils menacent les passants, en réminiscence des anciens rites de fertilité.
Un peu plus loin vers l’Est
En Tchéquie comme en Pologne, à l’époque du carnaval, ce sont de petits groupes de personnages grimés, accompagnés de musiciens, qui entourent les ours de paille (surnommés Bera ou Berry) et vont de maison en maison faire la quête à la manière traditionnelle.
Ces cortèges sont constitués de figures stéréotypées : jeune couple avec demoiselles d’honneur, ramoneur, médecin ou policier, diable ou prêtre, etc …
Dans l’ancienne Silésie, (sud Pologne) ces cortèges portent le nom de ″Wodzynie Bera″ (conduite du Bera) ou ″Wodzynienie dzwiedzia″ (conduite de l’ours).
Rappel explicitement des anciennes traditions de montreurs d’ours qui, jusqu’au 19è siècle, parcouraient les villages. L’ours enchaîné symbolisait la victoire de l’homme sur la bête et sa visite devait apporter santé et prospérité dans les maisons où il entrait.
Il est intéressant d’observer que ces pratiques sont similaires à celles qui se perpétuent dans les Pyrénées, l’ours apparaissant comme une sorte de fil rouge dans de nombreuses traditions en Europe.
Un héritage précieux
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Documentation
- Michèle Bardout – La paille et le feu – Traditions vivantes d’alsace / collection « Espace des hommes » – Editions Berger-Levrault – Paris. 1980
- Michel Praneuf – L’ours et les hommes dans les traditions européennes -Editions Imago – 1989
- Élisabeth Klein – Un ours bien léché : le thème de l’ours chez Hildegarde de Bingen – Anthropozoogica, vol. 19 – 1994
- Mille et une fête – Actes du colloque tenu à l’Ecomusée d’Alsace les 20/21 octobre 2000
- Philippe Walter – Arthur, l’ours et le roi – Editions Imago – 2002
- Michel Pastoureau – L’ours, Histoire d’un roi déchu – Editions du Seuil – 2007
Liens
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ours_dans_la_culture
https://fr.wikipedia.org/wiki/Homme_sauvage
https://www.adelise-lapier.com/deesse-celte-artio-le-culte-de-l-ourse
https://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%AAtes_de_l%27ours_en_Vallespir
http://capcatalogne.com/venue-fond-ages-fete-de-lours/
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/lupercales/48089
https://fr.wikipedia.org/wiki/Lupercales
https://latogeetleglaive.blogspot.com/2013/02/des-lupercales-la-saint-valentin.html
https://lesdeuxsiciles.fr/home-blog/ceres-et-proserpine-et-la-ville-de-enna/
http://www.strohbären.de/index.htm
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